Nous avons rencontré Laurence Vasseur, missionnaire laïque consacrée, de la Communauté des Serviteurs de l’Évangile de la miséricorde de Dieu, le 2 février 2019, quelques temps avant son retour en Corée du Sud où elle vit la mission.
1) C'est aujourd'hui la fête de la vie consacrée, comment est née votre vocation ?
J’ai compris la vocation à laquelle Dieu m’appelait en 91-92, quand j'étais étudiante en dernière année, j'avais alors 21-22 ans. J'ai fait des études de lettres à l'Université Catholique de Louvain (je suis belge), mais en dernière année, j'étais pendant six mois étudiante Erasmus à Salamanque (Espagne), et c’est là que j’ai enfin ouvert mon cœur à l’appel de Dieu. Enfant et jeune, j'ai vécu une expérience de foi très vivante dans ma famille, mais je n'avais vraiment jamais imaginé un tel chemin pour moi. Après l'expérience de la mort subite de mon père l'année de mes 15 ans, j’ai vécu toute une période très difficile. Je ne comprenais pas le mystère de la mort, de la vie qui peut finir si vite, tout à coup ; et je me suis peu à peu éloignée de Dieu. Mais c’est précisément là qu’Il est venu me rechercher. Lorsque j'ai compris qu'Il n'avait été ni le « responsable », ni loin de moi dans ces circonstances, au contraire, j'ai alors pu me réconcilier avec lui.
Une expérience forte dans mon cheminement avec la communauté missionnaire que j'avais rencontrée à Salamanque, ça a été de découvrir que Dieu avait besoin de moi. Dieu, quand Il appelle, ce n’est bien sûr pas pour te compliquer la vie (« c'est tombé sur toi, t'as pas eu de chance ! »). Pour moi qui avais toujours voulu faire quelque chose pour le monde – mon idée, c'était de partir en Amérique Latine, de faire quelques années de volontariat – la nécessité des hommes, des pauvres, de mes frères et sœurs, c'était une évidence d’y répondre. Mais répondre à Dieu, c'était autre chose !! L'expérience que j'ai pu faire à Salamanque m'a fait découvrir qu’en fait, c'est la même réalité : Dieu a besoin de nous dans le monde, auprès de nos frères et sœurs, et c’est pour ça qu’Il appelle !
Une parole qui m'a littéralement retournée c'est le « J'ai soif » de Jésus, un de ses derniers mots prononcés sur la croix. Comprendre que ce n'était pas juste un cri historique, passé, mais que cette parole avait une réalité encore aujourd'hui : Jésus a encore soif de vies qui puissent tout donner pour soigner le cœur des hommes. Et particulièrement, comme j'avais été orpheline et que j'en avais été très blessée, j'ai découvert que l'on pouvait aussi « être orphelin de l'amour de Dieu ». Ne pas reconnaître que Dieu est notre Père, qu'Il nous aime de toute éternité, qu'Il va toujours prendre soin de nous, qu'Il ne va jamais nous manquer, ne pas savoir ça, c'est vivre sa vie comme orphelin de cet Amour-là. Au début – j'avais 22 ans et plein d'amis qui étaient loin de Dieu, loin de la foi, qui n'en avaient rien à faire, mais je constatais qu'ils étaient très seuls intérieurement – je comprenais vraiment ma vocation comme cela : pouvoir aider Dieu à faire revenir vers Lui « les orphelins d’amour », qu’ils puissent découvrir qu’ils sont enfants de Dieu, tous appelés à être heureux.
Votre engagement avec les Serviteurs de l’Évangile ?
Quand j'ai senti que Dieu m'appelait, j'ai compris que je n'avais rien de meilleur à faire de ma vie, que de donner ce que j'avais reçu durant ces mois de cheminement avec les missionnaires ! L'expérience de foi qu'elles m'ont permis de faire en quelques mois (à travers des récollections, des moments de formation et d'accompagnement personnel, des temps de prière en silence) a complètement changé ma vie. J'ai compris que Dieu avait soif de moi dans le monde. Comment répondre à cela ? Pour moi c'était évident que c'était en faisant la même chose qu’elles, en évangélisant ! Mais j'étais très timide, et je me disais: c'est impossible, je ne vais jamais être capable d'annoncer l’Evangile, de me mettre devant les personnes pour parler ! C’était sans compter sur la grâce de Dieu : Il transforme ta vie et en fait une parole vivante, un témoignage pour les autres. Si l'on m'avait dit à 16 ans : tu deviendras missionnaire, j'aurais répondu : c'est une utopie totale ! C'est là que je vois la force que Dieu peut avoir dans la vie d'une personne, et cela, je le souhaite à chacun.
Votre parcours avant la mission en Corée du Sud ?
J'ai fait ma formation en Espagne (le noviciat et puis la théologie), avec une petite incursion en Belgique (suite au décès subit de ma maman en 95, juste 10 ans après mon papa, on s'est relayé en famille pour s'occuper de mes plus jeunes frères et sœurs) ; au total 7-8 années de formation à la fois intellectuelle et missionnaire, pratique.
Après quelques années de mission en Espagne, en 2002 je suis partie en Argentine, mais ce ne fut pas pour très longtemps. Après 7 mois on avait besoin de quelqu'un dans la communauté de France, et comme j'avais terminé ma formation en théologie et j'étais francophone, j’étais disponible ! J'ai fait une année sur Paris.
Et puis en 2004, nous avons quitté le diocèse de Paris pour celui de Cambrai. J’ai fait partie de la première équipe des Serviteurs de l’Evangile qui est arrivée à Valenciennes, accueillie par Mgr Garnier. Je suis restée un peu moins de 2 ans dans le Nord, parce qu’en 2006, un autre appel de Dieu a frappé à ma porte, celui de la Corée du Sud ! Je m'étais toujours proposée pour l'Asie, un continent qui m'a toujours attirée (peut-être parce que dans mon enfance mes parents, avec d'autres familles, avaient accueilli des réfugiés du Laos avec qui on a grandi). Depuis avril 2006, quand la communauté de Corée a été fondée, je suis là-bas en continuité.
2) Quel témoignage souhaitez-vous transmettre de ces 13 années de mission ?
Tout d’abord dire que le peuple coréen est très accueillant et très généreux. Pour nous qui arrivions en tant que communauté missionnaire, une communauté très nouvelle pour l’Eglise de Corée (des sœurs consacrées, sans habit religieux, par ex.), nous n’avons jamais manqué de rien.
Ceux qui nous ont aidées à faire les premiers pas, nous ont donné plein d'informations et de conseils, entre autres pour apprendre la langue, ce sont les autres missionnaires (MEP, et beaucoup de communautés de langue espagnole). Ils ont été des frères et sœurs aînés pour nous.
Notre communauté (5 laïques : 2 Espagnoles, 1 Polonaise, 1 Coréenne et moi) est implantée à Daejeon, une ville d'environ un million d'habitants, qui se trouve au centre de la Corée du Sud. C’est là que nous a accueillies Mgr Lazzaro You, et où petit à petit – après les 2 ans de cours intensifs de coréen ! -, on s'est mis au service des besoins du diocèse. Au fur et à mesure des années, on a pu également y développer notre charisme missionnaire.
Nos débuts dans le diocèse ont été au service de la pastorale des étudiants qui n’est pas du tout comme en France. Là-bas, il n'y a pas d'aumôneries dans les universités, mais des clubs (comme aux USA) dans lesquels les jeunes se réunissent par intérêts communs. Parmi ces clubs, il y a aussi des clubs catholiques (à côté des bouddhistes, des protestants). Là, nous avons pu proposer des temps de prière, des partages de vie et d’Évangile. Puis, progressivement on a de plus en plus travaillé au sein de la pastorale des jeunes du diocèse, également avec des adolescents. Un programme auquel on participe – dans le cadre duquel j'ai pu aller 2 fois au Cambodge – c'est un programme d'échange et d'amitié entre des jeunes Coréens et des jeunes d’une paroisse dans un pays du Sud-Est Asiatique. L'idée est que les jeunes sortent de leur « petit monde », découvrent un pays pas juste comme touriste, mais tissent de vrais liens d’amitié avec des jeunes de leur âge de ce lieu. Le regard sur un pays change beaucoup quand on y a des amis ! Même si c'est un pays plus pauvre (que la Corée), ils découvrent son histoire et sa culture en le visitant et surtout ils entrevoient un pays qui essaie d'avancer. L'objectif est surtout d'ouvrir l’horizon de nos jeunes Coréens qui vivent dans un système éducatif très compétitif, tellement stressant. C'est incroyable de voir leur changement en une dizaine de jours, par le contact avec un autre pays, de faire ensemble des choses matérielles, d'aider. Bien sûr, quand on revient en Corée, on essaie de continuer cette expérience avec eux, de leur faire découvrir que dans leur propre pays il y a aussi des réalités de pauvreté. On a des temps de mission, par exemple auprès d'enfants en besoin d'aide dans des familles "multiculturelles" (en général, une maman étrangère et un papa coréen).
Et puis, depuis l'Année de la Miséricorde, on a proposé à notre évêque d’ouvrir une École d'évangélisation – en coréen elle s’appelle "École des Missionnaires de la Miséricorde" -. C’est un itinéraire de formation de deux ans, ouvert aux laïcs, prêtres, religieux, pour découvrir la mission de l’Église, apprendre à « être missionnaires », à annoncer à leur tour l’Evangile et à témoigner de leur foi. Après trois années, nous sommes heureuses de sentir que c'est vraiment ce que l'on peut apporter de plus riche au diocèse : la formation missionnaire. Bien sûr tout cela est uni à la prière, à la vie fraternelle, mais ce que Dieu nous demande surtout c’est de former des personnes qui puissent à leur tour être « en mission ». Certains sont en mission dans leur paroisse, d’autres nous accompagnent dans des récollections, pour animer des temps spirituels. Nous le faisons ensemble – pas juste nous, les missionnaires consacrées – , et c'est un très beau signe de famille qui évangélise ! On a aussi ouvert un groupe missionnaire "jeunes" (« Made for a mission ») et une école missionnaire pour les "enfants", désirant semer le plus tôt possible dans leurs cœurs la réalité d’un monde si grand qui a besoin d’eux !
Après douze ans de présence, quel regard portez-vous sur la société coréenne ?
Les choses évoluent très vite en Corée du Sud, le rythme de vie est très rapide et les exigences très fortes, autant dans le système éducatif comme dans les entreprises.
Les familles – sans généraliser, il y a tellement de familles différentes – n’ont souvent qu’un ou deux enfants. Le coût de la vie, surtout de l'éducation est très élevé : on ne pourra pas payer l'éducation de ses enfants si on en a plus que deux. Le rythme du travail fait que souvent les pères sont peu présents à la maison. Un repas tous ensemble est rare, même le dîner du soir. C'est un cercle vicieux : on veut tellement le meilleur pour ses enfants, pour qu’à l’avenir ils aient le meilleur travail, qu’il faut travailler, travailler. Souvent la mère travaille aussi, son salaire est principalement pour payer les frais d’éducation : les « hakwon » (les cours du soir intensifs). Donc les jeunes passent très peu de temps ensemble avec leur famille.
Pourtant à la base la culture coréenne est ce qu’on appelle littéralement la « culture du nous » : les Coréens aiment bien être ensemble, s'inviter à manger, ils aiment beaucoup partager. Mais la société moderne, le développement économique si rapide, ont énormément transformé cette culture traditionnelle. Maintenant on est dans l’ultra consommation, dans beaucoup plus d'individualisme.
Alors dans notre mission, nous sentons l’appel à raviver cette « culture du nous », un peu comme le dit le Pape François : vivre la culture de la rencontre, ne pas toujours être dans le faire, faire, faire, dans l'efficacité, tout ce qui finalement ne nous laisse pas "être".
Pour nous qui avons un regard d’étranger, cette société très compétitive on la sent dure à vivre ; elle laisse beaucoup de personnes sur le côté. Il existe des « écoles alternatives », des petites cellules de vie qui essaient d'élever les enfants dans un autre esprit qui ne soit pas la compétition, qui soit dans la fraternité, mais elles luttent à contre-courant dans un monde qui va à toute vitesse. On a connu des jeunes qui n'ont jamais réussi à passer l'examen d'entrée à l'université. C'est un stress énorme, depuis leurs 14-15 ans ils étudient comme des fous pour passer cet examen qui se fait en une seule journée à la fin du High School. S'ils échouent, que peuvent-ils faire dans un pays où tu n'es quelqu'un que si tu as des diplômes ? Alors notre évangélisation auprès des jeunes commence souvent par leur faire découvrir que chacun a des talents, une vie précieuse aux yeux de Dieu.
On ne peut pas ne pas évoquer les relations avec le voisin de Nord
La péninsule coréenne se trouve dans un lieu stratégique entre la Chine, la Russie et le Japon, et les relations entre Nord et Sud restent une réalité très complexe au milieu de ces pays voisins.
Après la fin de la guerre de Corée (1950-1953), faute de la signature d'un traité de paix, la région a toujours été en risque d'explosion. Depuis janvier 2018, il y a eu une avancée impressionnante de rencontres entre Nord et Sud, mais concrètement, comment cela va-t-il évoluer, c’est très difficile de prévoir. Pendant les périodes plus tendues sur la Péninsule, durant les essais de missiles l’été 2017 par exemple, nos familles s’inquiétaient, mais sur place, ce qu'on a toujours constaté, c'est que les habitants – tellement habitués à un climat tendu – exprimaient peu de crainte.
Quelques mots sur l’Église coréenne ?
L’Église coréenne, on peut dire que c'est une Église encore « jeune », même si cela fait plus de 200 ans que le pays a été évangélisé (une évangélisation qui n'a pas été faite directement par des missionnaires ; la première communauté chrétienne est née de son étude des livres de catéchèse écrits en Chine et ramenés au Pays du Matin Calme lors de l’ambassade annuelle auprès de l’Empereur). Actuellement l’Eglise en Corée a encore beaucoup de moyens humains et économiques : il y a beaucoup de prêtres (même si les vocations diminuent), énormément de religieuses, des églises se construisent, les fidèles sont généreux dans leurs offrandes à la messe...
C'est une Église qui commence à être missionnaire ad gentes. On connaît personnellement plusieurs jeunes prêtres qui, après quelques années de ministère en Corée, sont partis en mission, dont un qui a fait l’École avec nous, et qui est maintenant en Mongolie. Il y a aussi des congrégations coréennes qui envoient des missionnaires en Afrique, en Amérique Latine, en Asie du Sud-Est. Des laïcs se forment pour accompagner des groupes bibliques, pour être catéchistes (il y a encore beaucoup de catéchumènes jeunes et adultes), et petit à petit aussi pour être acteurs dans l’évangélisation.
En Europe on est souvent surpris par le grand nombre de baptêmes en Corée, mais il faut y mettre un bémol : beaucoup de personnes récemment baptisées deviennent vite des « neng dam ja » (littéralement des "refroidis"), des non-pratiquants. Cela pose la question de l'accompagnement post-baptême : au-delà de l’apprentissage du catéchisme, que peut proposer l'Église à ces nouveaux chrétiens ?
3) Vous rentrez prochainement en Corée (13 heures de vol !), dans quel état d'esprit ?
La Corée est le pays où Dieu m'a appelée à être missionnaire « serviteur de l’Evangile », je suis très heureuse d'y retourner. Et puis mes sœurs de communauté m'ont manqué quand même !
Je suis arrivée ici en mai-juin derniers, très fatiguée, non pas par la vie en soi - je n'en avais pas marre des Coréens ! -, mais surtout mentalement à cause de la langue et de 12 ans de travail dans cette culture. Je repars avec, j'espère, plus de capacités, plus de lucidité mentale, pour reprendre la mission avec un regard neuf. Je repars surtout avec une énorme gratitude pour ces mois de repos, de rencontres dans le Nord, ailleurs en France et dans ma Belgique natale ! Dieu a été très bon avec moi !
Je vais habiter dans une nouvelle maison (la communauté vient de déménager), un petit centre missionnaire (propriété du diocèse), où l'on peut faire nos activités (Ecoles d’évangélisation, récollections), accueillir des jeunes pour partager avec nous notre vie de prière, notre vie fraternelle et de mission.
Et en mars, là-bas, c'est le début de l'année scolaire, mon retour tombe très bien, tout reprend ! Je me remettrai au coréen, je reverrai beaucoup d’amis qui m’attendent, et je reprendrai peu à peu les activités pastorales de la communauté de Corée et d’Asie (avec le Japon et les Philippines).
Kamsahamnida ! Merci beaucoup !
Propos recueillis par Michel LAISNE